La cave aux secrets
Indochine se nourrit des cendres toujours renouvelées de ses fans hardcore.
Non pas seulement que lorsque, dénigré des médias et estampillé has-been
durant les années 90, le groupe ait trouvé dans le nombre de ses
admirateurs restés fidèles le public pour remplir les salles et la raison
-tant artistique que financière- de continuer son aventure ; c’est au
contraire au c--ur même de cette passion intersubjective (constituée par
groupements aléatoires de sujets) fan que s’est véritablement dessiné,
incarné Indochine. Sa corporalité existe, en « faits spirituels » réels, au
travers de la pensée au sens propre de sa foule indochinoise. On pourrait
décrire une espèce de pacte commun : tu me vénères, je te produis du
vénérable. Et par toi j’accède à ma propre image, ce réciproquement. Puis
en découle une empreinte collective co-constituante, devenant, au fil des
générations qui se succèdent, toujours en mouvement et devenir. Ainsi se
constitue l’assise « matérielle » de la bande à Sirkis.
Le seul livre primordial paru au sujet du groupe (en dehors du cas
particulier des Mauvaises nouvelles*, recueil des-dites par Nicolas
Sirchis), La dernière fille avant la guerre** de Chloé Delaume, restitue le
ressort majeur du mouvement indochinois : l’existence sculpturale du sujet
lambda (le fan) accepte de se tramer « volontairement » d’associations
complexes entre émotions spontanées personnelles et idées imposées, ainsi
que de se baser sur des « étangs émotionnels » génétifiants, trouvés en
-puis par force imposés par- Indochine, référent sublimé originel ; et en
en multipliant la portée objective par tout moyen psychique subjectif
imaginable -du plus simple au plus « border- line ». …Et sans que tout cela
ait besoin d’être justifié a posteriori de manière quelconque, l’--uvre de
sublimation pseudo-artistique continuant de se succéder à elle-même de
générations de public en génération de public, de se nourrir d’elle-même,
et de s’auto-générer pour le bonheur de tous. Du moins jusqu’à ce que la
machinerie se mue en chronomètre du simple oubli, ou à l’opposé en méandres
fanatiques par trop profonds… Je veux dire ici que les larmes peuvent être
atroces.
Il s’agit ainsi primordialement d’une ferveur intersubjective, dépassant le
strict cadre de la musique pour elle-même (puisqu’il s’agit, de par
mécanique pure, d’un groupe de « glam-rock poétique-progressif ») ; un
sentiment individué de « climat personnel » devenu « magiquement » intime,
ce à partir d’une concrétude formelle initiante proposée par Nicolas et ses
acolytes, puis par la suite délivrant une série codifiée-cohérente de
pistes abstraites, assimilées conceptuellement par l’audience -le travail à
proprement parler d’Indo- puis, transversalement et enfin, s’enracinant dans
la jouissance « religieuse » de ses fans au plus hardcore (adolescences
inquiètes puis adultes sentimentaux, sentiment androgyne sexué, angoissé
et/ou jouissif, ennui « métaphysique », souffrance découlant d’une
dépression…). …Une itinérance périphérique symbolique de notre propre vie,
fabriquée en sérigraphies dévotes, au fil des albums et concerts.
Petit Jésus… L’aventure Indo peut se prendre au vol, et en un instant et un
seul, et si au moins les portes lui sont entrebaîllées, tend alors de par
nature à hanter les origines de la propre venue au monde de l’« auditeur »
donné, puis ensuite rapidement le fan-acteur, et ses failles proprement
intimes, ses propres concepts et sa sexualité -le spectre entier de
l’émotion offert à l’intelligence. L’excitant actif indochinois repose dans
la marée, ainsi, de nos chagrins personnels ; des filles de quatorze ans à
celles de cinquante, et tous les garçons adorateurs du St-Esprit athée.
Après tout, nous ne pouvons au pire, à nous tous, qu’alourdir les poches de
notre petit Christ…
Nicola, bien-sûr, serait le premier désigné pour témoigner de nos malheurs
affectifs envers « ça ». Mais demandez à tout créateur : le ressenti de sa
production lui est intrinsèquement étranger. Tout juste peut-t-il
interférer au préalable sur les rails conducteurs initiants, qui ne
prendront leurs véritables formulations et reliefs que dans la mémoire
collective permettant sa propre survie historique, au sein de la perception
pure du public (« relief déterminé » du concept, rendu collectif).
Seulement peut-être au travers de ses textes Nicolas Sirchis, et le prisme
musical qu’il justifie, croise-t-il la route de l’émerveillement absolu de
ses fans ; notamment au travers de passages de dizaines de chansons, pour
ce qui concerne la légitimité poétique : son écriture unique, éhontément
scabreuse, et élégamment, finement circonstanciée dans l’univers strict et
sec donné de la poésie. Puis entre en jeu l’exhibition de son corps, un
déballage d’éhontée « pudeur », à commencer par son visage, puis par la
suite parfois, et merveilleusement, son torse et zones sexuelles
explicitement suggérées lors des concerts : une grâce, et l’émerveillement
le plus retors, celui qui brouille et dépasse tous messages adultes
rationnels de l’âme -ou bien plutôt au contraire qui y pénètre au plus
profond et en révèle la précarité.
Nostalgie incroyable,
fragments d’enfances encore vives, qui tapent des mains
visages de gosses
-amour fou auront
toujours peur du noir…
* Ed. JC Lattès
** Ed. Naïves
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